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Les jeux structurants du palindrome
« Ce procédé est une tradition musicale remontant au Moyen Âge, explique Thierry Pécou. Nous avons construit notre programme dans un constant aller-retour entre différentes pièces de L’Offrande musicale – les référents qui baliseront différents moments du concert – et des œuvres qui affichent toutes un lien avec ce procédé mathématique. »
Le compositeur s’est lui aussi pris au jeu puisqu’il a écrit une pièce empruntant son titre à l’un des palindromes les plus célèbres de la langue française, Ésope reste ici et se repose. L’œuvre, avec soprano solo, est tout entière construite en miroir, à plusieurs niveaux. Séduit par ce jeu d’écriture et de structuration existant depuis toujours, il a fait d’Ésope reste ici et se repose une œuvre très poétique, qu’il ne faut pas chercher à rattacher aux expériences sérielles ou dodécaphoniques de la seconde école de Vienne. « Les schémas musicaux du début du XXe siècle ont selon moi contribué à assécher la musique du XXe siècle, confie Thierry Pécou. Ce n’est pas du tout mon inspiration. Les jeux structurants du palindrome ou du miroir sont toujours intéressants à condition qu’ils ne soient pas un but en soi, qu’ils gardent une portée et une dimension poétiques. » -
Offrande musicale et raga indien
Son inspiration, Thierry Pécou la puise une fois de plus dans les cultures extra-européennes, ici une échelle de raga indien. « Une échelle de raga existe toujours dans une forme ascendante et une forme descendante, précise-t-il. Le raga est en quelque sorte un miroir en soi, un aller-retour en tout cas. »
Pour aller plus loin encore dans la création de ce programme inédit, l’Ensemble Variances et Zefiro Torna ont souhaité éviter toute dualité claire entre instruments anciens et modernes. Ils mêlent ainsi leurs instruments – percussions, piano, clarinette, flûtes à bec, hautbois, théorbe, luth, mandoline, viole de gambe –, indifféremment de l’époque et du style auxquels ils sont en général attachés, et les réattribuent aux différentes œuvres pour les faire entendre autrement. « Les pièces de Bach et anciennes sont réinstrumentées, conclut Thierry Pécou. C’est une façon de flouter les repères et de créer des couleurs nouvelles dans la musique ancienne, mais aussi dans la musique contemporaine. »Vidéo de l’artiste Anne-Mie Van Kerckhoven
Pour accompagner ce projet, l’ensemble belge Zefiro Torna a commandé une création vidéo à l’artiste Anne-Mie Van Kerckhoven.
Fascinée par les concepts temporels tels que les rétro-capacités en mécanique quantique et l’idée d’interaction de mondes multiples et parallèles, Anne-Mie Van Kerckhoven propose une traduction visuelle de Bachc®ab. Son travail se caractérise par la juxtaposition d’éléments apparemment opposés reliant les théories philosophiques et scientifiques du Moyen Âge à nos jours.
L’artiste belge AMVK explore la relation entre l’art, la science, la politique et les problèmes sociaux. Un ton féministe franc où l’érotisme rencontre le fétichisme de la machine. La musique joue également un rôle important dans son travail, comme le montre sa collaboration, depuis 1981, avec Danny Devos. Ensemble, ils jouent un rôle de premier plan sur la scène musicale expérimentale anversoise.
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BACH, Johann Sebastian (1685-1750) – Musikalisches Opfer
Le Musikalisches Opfer de Bach dédié à Frédéric II de Prusse n’est pas un travail cyclique dans le sens où le sont le Kunst der Fuge ou le Das Wohltemperierte Klavier, mais plutôt une collection d’œuvres solistes et d’ensembles dans lesquelles le « thème royal » est le facteur de connexion. Le but de Bach était d’élaborer ce thème le plus largement possible, allant d’une technique libre à une technique contrapuntique serrée, et du contrepoint dans un style ancien comme dans le ricercar à 6 voix au style de la sonate en trio. Le « vieux Bach » a prouvé avec le Musikalisches Opfer qu’il était toujours le brillant musicien virtuose et le maître dans toutes les techniques de composition. Selon Wolff, le Musikalisches Opfer cache un autoportrait musical : celui d’un compositeur en tant que virtuose du clavier et maître de la fugue, d’un chef d’orchestre et musicien de chambre, connaisseur du contrepoint et érudit dans le domaine de la musique.
Avec ses moyens d’expression presque archaïques et son symbolisme religieux, le Musikalisches Opfer incarne une « Weltanschauung » pénétrante qui n’est pas en accord avec la philosophie moderne des Lumières du roi. Une telle musique « sent l’église » comme l’appelait Frédéric de Prusse, le titre de l’œuvre de Bach le renforce encore. Dans le Canon per Augmentationem, contrario Motu, Bach donne également des commentaires musicaux sur la position laïque tout-puissant du roi.BACH, Johann, Sebastian (1685-1750) – Cancer Cancrizans
Canon à 2 voix qui fait partie de 5 Canones diversi super thema reginum. La première voix est normalement jouée, mais la seconde commence en même temps et se joue d’arrière en avant. Le terme « fugue rétrograde (= déclinante) » fait référence au mouvement de « crabe » qui, après tout, se déplace latéralement.
ANDRIESSEN, Louis (1939-2021) – Inanna’s descent
Le compositeur néerlandais Louis Andriessen a composé Inanna’s descent en réponse à un cours sur le minimalisme américain qu’il a donné au Conservatoire de La Haye. Une caractéristique du minimalisme est que souvent un élément musical est central, généralement le rythme. Dans Inanna’s descent, cet élément central est la technique hoquetus. Caractéristique pour cette technique (déjà utilisée au Moyen Âge) est que les tons d’une mélodie sont divisés entre plusieurs joueurs. L’ensemble de Inanna’s descent est divisé en deux groupes identiques qui se complètent et ne jouent donc jamais simultanément. Inanna’s descent est poivrée, ritualiste et obstinant comme une bataille.
CRUMB, George (1929-) – Ancient Voices of Children
Dances of the ancient Earth
De dónde vienes, amor mi niño
Dance of the Sacred Life-Cycle
Todas las tardes en Granada
Dans Ancient Voices of Children, basé sur des poèmes de Frederico Garcia Lorca, le compositeur américain George Crumb recherche des images musicales qui expriment le monde imaginaire de Lorca. Lorca parle de choses primaires comme la vie, la mort, l’amour et la nature et utilise un langage qui offre la possibilité de nuances infiniment subtiles. Une langue qu’il résume dans le mot duende, « tout ce qui a des sons sombres, le pouvoir mystérieux que tout le monde ressent mais qui n’a encore pu expliquer aucun philosophe (...) elle rejette toute la douce géométrie que l’homme a mesurée ».
Dans son travail, Crumb ressent le besoin d’être universel et de relier des éléments stylistiques et culturels différents et sans rapport. Dans la danse interlude Dances of the Ancient Earth, par exemple, il combine une mélodie de style arabe sur le hautbois avec un motif rythmique sur des pierres de prière tibétaines. De dónde vienes est une vocalise pour la voix soprane, basée sur des sons purement phonétiques et exige une grande flexibilité technique et colorée de la part du chanteur. Dance of the Sacred Life-Cycle est une partition écrite en forme circulaire dans laquelle les mêmes éléments retournent toujours légèrement modifiés sur un rythme caractéristique du boléro. Avec la pensée « Todas las tardes en Granade se muere un niño » (chaque après-midi, un enfant meurt à Grenade) et la citation Bach « Bist du bei mir » du livre de clavier d’Anna Magdalena Bach, joué au toy piano, la pièce se termine dans une sérénité aliénante. -
PÉCOU, Thierry (1965-) – Danse en cercle pour timbales
Cette pièce évoque les danses tribales des Indiens d’Amériques du Nord. La pulsation, le rapport à la terre et au paysage et bien sûr, le cercle et sa symbolique des points cardinaux et du cycle de la vie sont la trame de cette partition qui utilise toutes les ressources de sonorités des timbales et le pouvoir incantatoire de la pulsation.
HOLLIGER, Heinz (1939-) – Studie über Mehrklänge
Dans son étude sur les multiphoniques, le fameux hautboïste, chef d’orchestre et compositeur suisse Heinz Holliger cherche à explorer les limites de l’instrument. Il demande au musicien de se sacrifier au maximum et de surpasser les limites du quotidien ou des conventions.
CORDIER, Baude (1380-1440) – Tout par compas suy composés
Comme le titre autoréférentiel du rondeau à trois voix de Baude Cordier suggère, la composition n’est pas seulement conçue selon les principes d’un compas – l’instrument par excellence, avec lequel on essaie de s’orienter dans un paysage inconnu – mais aussi représenté sous la forme de deux cercles concentriques.
PÉCOU, Thierry (1965-) – Esope reste ici et se repose (création 2020)
Une composition inspirée par le motet anonyme du 16è siècle Miraris Mundum. La partition originale a la forme d’un emblème d’un homard portant le monde sur son dos (cancer canzicrans), et ainsi réfère au thème rétrograde.
ANONYME (14è s.) – En la maison Dedalus
Avec le labyrinthe de Knossos, qui était en réalité conçu comme une prison pour le Minotaure monstrueux, Dédale a créé un symbole puissant, qui a également exprimé la fascination pour la quête et le destin éternel de l’homme pendant plusieurs siècles avant et après lui. Les chemins imprévisibles de la vie, ainsi que les nombreux chemins erronés, sont visualisés dans le labyrinthe d’une manière tranquille. Depuis les hymnes populaires, cela a également inspiré les arts les plus divers, allant de la littérature et de la peinture à l’architecture et même à la construction de jardins.
Il n’est donc pas surprenant que le labyrinthe ait également exercé l’attraction nécessaire au cours de l’histoire de la musique occidentale. La ballade anonyme en trois parties En la maison Dedalus date de la fin du XIVe siècle – la période du soi-disant « ars subtilior ». L’incompréhensibilité du labyrinthe devient ici une métaphore de la quête amoureuse du narrateur, que sa bien-aimée ne peut atteindre. Pour augmenter le symbolisme du texte, cette ballade dans une certaine écriture a même été représentée sous la forme d’un labyrinthe. Ce n’est pas une coïncidence si, dans cette œuvre, le compositeur a opté pour un canon entre les deux voix, technique dans laquelle les parties se « poursuivent » sans cesse, sans jamais tomber ensemble.BACH, Johann Sebastian / arr. X – Ricercar à 6
Dans le ricercar en six parties, une adaptation fugace du thème original par les six voix est donnée, mais de nouveaux motifs sont également introduits et le thème original ne sonne finalement que comme un cantus firmus dans le contexte. Le nom « Ricercar » vient de l’italien « ricercare » (rechercher). Un ricercar était au départ une improvisation libre ; au fil du temps, le rôle et la signification ont changé. À l’époque de Bach, il s’agissait exclusivement d’une fugue strictement complexe et polyphonique. Dans le Ricercar à 6, cette facette de la fugue est magistralement élaborée.