Crescendo Magazine

15 janvier 2023

Thierry Pécou prend parti et sa musique contribue à sa façon à l’Hózhó, cet état intérieur du Navajo vécu lorsque chaque chose est à sa place, lorsque beauté et santé magnifient l’harmonie – de soi, de ce qui nous entoure, de l’univers.

Le monde étincelant,
la leçon de philosophie navajo de Thierry Pécou

Thierry Pécou (1965-) : Le monde étincelant. Ensemble Variances, Elisa Humanes, Irina de Baghy, Noa Frenkel, Christie Finn, Christopher Lemmings, John Taylor Ward. Double album digital. 142’17 – 2022 – Livret en : français et anglais. Ohuaya Records. 

Deuxième parution du label Ohuaya, Le monde étincelant assemble deux pièces vocales ambitieuses, que dissocie (en fait, il introduit le premier disque) Danse en cercle, un (plus court) morceau pour cinq timbales, centré sur la pulsation, qui mène naturellement aux Indiens d’Amérique de Nord. Car c’est à (une partie d’entre) eux, les Navajos, Amérindiens du Sud-Ouest des États-Unis – la Nation diné occupe un territoire semi-autonome, à cheval sur l'Arizona, l'Utah et le Nouveau-Mexique –, que Thierry Pécou (1965-) s’intéresse, à partir d’une lecture de 2016 et de rencontres qu’il fera sur place, dans la plus grande réserve amérindienne des États-Unis, en particulier avec Laura Tohe, poétesse et autrice, professeure à l’Université d’Etat d’Arizona. La Nation navajo, établie dans la plus grande réserve des États-Unis (une surface équivalente à l’Irlande), préserve une partie de ses traditions, dont sa médecine traditionnelle (mais aussi le refus d’attribuer une adresse aux habitations dispersées), soucieuse de soigner le corps et l’esprit (elle ne fait pas de différence entre les troubles physiques et psychiques) et, depuis la loi de 1975 sur l’autodétermination, réintroduite dans les cliniques navajos – où la vaccination côtoie la consultation traditionnelle de l’homme-médecine (l’intermédiaire avec l’Être Sacré), toutes deux remboursées par l’Obamacare.

Avec Femme changeante, cantate des Quatre Montagnes, Pécou et l’Ensemble Variance qu’il dirige approchent, en treize mouvements, cette coutume qui vise à préserver ou à rétablir l’équilibre de l’individu et l’harmonie de la communauté – essentiels pour prévenir la survenance du mal –, au travers notamment de la mobilisation du groupe et de cérémonies collectives (parfois prolongées) : la tradition est un axe majeur chez les Navajos – les quatre montagnes sacrées, les quatre clans, les quatre grains de maïs plantés dans le même sillon, les quatre couleurs – et le compositeur, à l’esprit grand ouvert aux cultures orales du monde, excelle dans cet exercice, en apparence contre-nature, qui consiste à accorder, sur une même partition, discours appartenant à l’histoire, au récit décliné sur deux niveaux et deux langues (la Femme changeante, mère spirituelle des Navajos), et modernité de ton (spatialisation, patterns arrangés par quatre), et à réunir, à travers les époques et les lieux, éléments sonores d’aujourd’hui et préoccupations de tous temps.

L’idée à la base de l’opéra de chambre Nahasdzáán in the Glittering World suit la conviction navajo qui associe santé et beauté comme éléments majeurs de l’harmonie du monde : le nombre quatre y est à nouveau central (les mondes, les couleurs, les caractéristiques essentielles de l’humain), les personnages sont sacrés ou animaux et parlent des quatre mondes, de la progression vers un mieux au passage de l’un vers le suivant, jusqu’à l’apparition de l’humanité dans sa forme actuelle, et cette discussion sur la nature fondamentale de Nahasdzáán : a-t-on affaire à la terre mère et nourricière, à soigner comme elle nous soigne, ou à une simple ressource, une matière inerte à exploiter sans égards ? Thierry Pécou prend parti et sa musique contribue à sa façon à l’Hózhó, cet état intérieur du Navajo vécu lorsque chaque chose est à sa place, lorsque beauté et santé magnifient l’harmonie – de soi, de ce qui nous entoure, de l’univers.

Son : 8 – Livret : 8 – Répertoire : 8 – Interprétation : 9

Bernard Vincken

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