Le Monde

30 mars 2018

Musique inventive et étonnamment familière, Sangata délivre un plaisir hédoniste et profond, que saluera le public d’une « standing ovation ».

« Sangata », le nouveau râga occidental de Thierry Pécou

Par Marie-Aude Roux

La 8e édition de Détours de Babel convoque, jusqu’au 7 avril dans l’agglomération grenobloise et alentours, les cultures de tous les continents.

Elle est vêtue d’un joli sari bleu électrique, assise en tailleur, cheveux noirs dénoués, un violon devant elle, volute vers le bas : Ragini Shankar est la petite-fille de la célèbre Dr N. Rajam, qui a donné ses lettres de noblesse à l’instrument colonial, introduit depuis dans la musique carnatique de l’Inde du Sud. A ses côtés, le percussionniste Amaan Ali (tabla), et le joueur de flûte bansuri Rishab Prasanna. La jeune femme a d’abord déclenché dans les hauts-parleurs le bourdon harmonique de la tampura (luth à long manche), avant que la flûte n’aborde le râga Yaman (la beauté intérieure). Temps soudainement suspendu entre flûte et violon, un dialogue élaboré par touches ornementales, dont le développement appellera bientôt l’entrée du tabla, lequel fera encore monter d’un cran la tension, jusqu’au brillant final à l’unisson.

Nous sommes dans l’Auditorium de l’Espace culturel L’Odyssée, à Eybens, dans la banlieue de Grenoble, qui accueillait, jeudi 29 mars, l’un des concerts du festival Détours de Babel. Deux courtes pièces « occidentales » utilisant des modes indiens suivront : le mystique Tori Interlude pour piano électrique,de Michael Ellison, avec ses lents accords plaqués ou arpégés par Thierry Pécou et les vivaces Murmurations pour flûte et clarinette, de Richard Blackford, Anne Cartel et Carjez Gerretsen se disputant les motifs répétitifs comme les pigeons affamés un morceau de pain.

Une mélopée mélancolique

Cette première partie de soirée a préludé à Sangata, nouvelle pièce composée par Thierry Pécou à l’instigation notamment des Détours de Babel, du Centre international des Musiques Nomades et de l’Alliance Française de New Delhi. C’est en effet dans la capitale de l’Inde, en février, que le compositeur français, avide de ces « ailleurs » dont il a toujours nourri son œuvre (du Canada à l’Equateur, en passant par la Chine, le Japon, le Mexique et la Colombie, sans oublier Cuba) a emmené ses deux solistes de l’Ensemble Variances à la rencontre des trois musiciens indiens de New Delhi et Mumbai. Pécou apportait avec lui le canevas d’une œuvre ouverte, que tous ensemble ils ont tissée, entre écriture occidentale et traditions orales hindoustani.

Introduite par la flûte bansuri puis le violon indien, la partition a d’abord déployé une mélopée mélancolique soutenue par le continuum du Fender Rhodes. Les sonorités se fondent et se croisent dans une première plage lente assez consonante, avant la rupture des attaques des vents et les onomatopées rythmiques du joueur de tabla dans une atmosphère crépitante et légère. Plus tard, une longue mélodie à l’unisson installe un rituel incantatoire que ponctuent de petites cymbales chinoises, avant la mêlée d’un tutti pointilliste. Des analogies se font jour, comme la parenté sonore entre claquements de clés de la clarinette basse et la percussion. Musique inventive et étonnamment familière, Sangata délivre un plaisir hédoniste et profond, que saluera le public d’une « standing ovation ». Les yeux des Occidentaux rivés sur leur pupitre et le regard ouvert des Orientaux auront seuls souligné l’appartenance de chacun à sa propre culture.

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