La Croix

26 mars 2018

À New Delhi, Thierry Pécou a composé une œuvre inédite en mêlant, par le dialogue, les traditions de musiciens hindoustanis et français. Sangata (« être ensemble ») sera interprété jeudi 29 mars à Grenoble pour le festival Détours de Babel.

Un voyage musical, d’un monde à l’autre

Par Jean-Claude Raspiengeas

Trois artistes indiens assis en tailleur avec trois artistes occidentaux forment le Sangata (« être ensemble »). interprêté en Inde et en France. / Kirpal Singh

À New Delhi, Thierry Pécou a composé une œuvre inédite en mêlant, par le dialogue, les traditions de musiciens hindoustanis et français. Sangata (« être ensemble ») sera interprété jeudi 29 mars à Grenoble pour le festival Détours de Babel.

Dans un quartier paisible de la capitale indienne, seulement troublé par le bruit de fond cacophonique des klaxons, l’essaim pétaradant des rickshaws, le croassement lugubre des corbeaux et la mélopée lointaine d’un muezzin qui ricoche en ondes légères, six musiciens répètent.

Sous les pales d’un ventilateur qui dissipe la chaleur montante de ce début de printemps, ces musiciens confrontent deux traditions et deux approches différentes du son, du timbre, du rythme et de la forme.

Des représentations en Inde et en France

La violoniste Ragini Shankar, le flûtiste Rishab Prasanna et le joueur de tabla Amaan Ali Khan travaillent dans une perpétuelle improvisation. La flûtiste Anne Cartel, le clarinettiste Carjez Gerretsen et Thierry Pécou au piano suivent le rail d’une partition.

Dans deux jours, ils se produiront à l’Alliance française, puis dans le sud de l’Inde, à ­Chennai. Avant d’offrir à Grenoble, le 29 mars, leur création.

Ils se parlent en trois langues (hindi, anglais, français). De leur dialogue, de leurs doutes, leurs reprises et ajustements des façons de penser ou d’interpréter va naître Sangata (« être ensemble »).

Les Occidentaux se réfèrent à la musique écrite, les Indiens privilégient la pratique immédiate. Tout s’agence dans leur tête, avec une aisance qui impressionne leurs homologues.

Un rapport au temps différent

« Comment obtenir la cohérence d’une œuvre en devenir et une finesse d’interprétation sans partager le même support ? C’est tout l’enjeu de cette création. Nous avançons par croisement d’idées », commente le flûtiste Rishab ­Prasanna (que l’on voit à la fin du film Le Sens de la fête).

D’ordinaire, les Indiens répètent tôt et finissent tard. « Pour eux, rien n’est jamais figé. Ils progressent en boucle et construisent leur virtuosité par imprégnation », constate la flûtiste Anne Cartel.

Les Français, accrochés à l’écrit, bouclent plus vite l’exercice. Tout en admirant chez les musiciens indiens le jaillissement permanent des idées et leur aptitude mentale à intégrer les propositions, les interprètes occidentaux confessent une impatience fataliste. Leur rapport au temps n’est pas le même. En hindi, le même mot désigne à la fois « hier » et « demain »…

Un « choc culturel »

Avec son groupe Variances, Thierry Pécou allie création contemporaine et musiques de tradition orale. Il a déjà composé avec des Turcs, des Égyptiens, des Indiens d’Amérique latine.

Le pari de ­Sangata a germé lors de son premier voyage en Inde, l’an dernier, accompagné de Carjez ­Gerretsen. Ils ont rencontré des instrumentistes hindoustanis, et l’idée de mêler leurs voix a pris corps.

« J’ai ressenti un choc culturel, happé par mille expériences sensorielles, confie Carjez Gerretsen. Je ne connaissais ni leur tradition, ni leur fonctionnementJ’ai découvert un langage musical très codifié, avec une assise rythmique plus ancrée que la nôtre. » 

Anne Cartel vient de comprendre le rôle essentiel du tabla, « à l’origine de la structure rythmique d’où tout découle. Il est difficile pour nous de prendre nos repères dans leurs cycles répétitifs.»

Le raga, une tradition sacrée

Thierry Pécou s’appuie sur la tradition sacrée du raga, transmise par les grands prophètes de l’âge védique, qui confère une dimension divine à la musique hindoustanie, du nord de l’Inde.

« On ne peut pas jouer n’importe quel raga à n’importe quelle heure, explique Ragini Shankar (dont le prénom est une déclinaison de cette forme musicale). Je le vis comme une forme de méditation. On ne peut improviser qu’en se soumettant à sa rigueur. »

Le compositeur explique : « Leur musique n’est pas écrite mais la rythmique, la longueur des phrases, la structure entre instruments sont fixés. »

Le temps suspendu

Deux jours plus tard, ils sont en concert à l’Alliance française. Vêtus d’un kurta pyjama, les musiciens indiens, assis en tailleur sur un drap blanc, sont entourés par les musiciens français, sur leur chaise, devant leur partition.

Point rouge au centre du front, « le siège de l’âme », dit-elle, Ragini promène son archet sur les cordes de son violon posé à l’envers, de son épaule à son pied.

Avant le début du raga du soir, très doux et mélancolique, ­Ragini, Rishab et Amaan ferment les yeux, s’abstraient, entrent dans une autre dimension où le temps semble suspendu. Une plongée dans leur silence intérieur, avant d’aborder ce voyage musical, d’un monde à l’autre.

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Repères

En Inde, des dynasties de musiciens

La musique en Inde se transmet de maître (gourou) à disciple, au sein de dynasties familiales bien établies.

Ragini Shankar a débuté le violon à quatre ans, initiée par sa grand-mère, la violoniste Dr. N Rajam, docteur en musicologie à l’université de Bénarès, et sa mère, Sangeeta Shankar. Il n’est pas rare de les voir ensemble en concert.

Rishab Prasanna est issu d’une famille de cinq générations de musiciens, très connue en Inde. Son grand-père, ses oncles et son père, le grand maître Pandit Rajendra Prasanna, lui ont appris l’art de la flûte bansuri.

Fils du grand maître de sarangi Ghulam Sabir Khan, héritier d’une famille de musiciens depuis sept générations, Amaan Ali Khan a été initié au tabla par le gourou Manju Khan.

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