La Lettre du musicien

30 septembre 2020

La scène se passe au cœur du Calvados, terre équestre, dans un haras. Musiciens, équithérapeute, chevaux et participants sont au milieu d’un champ.

L’ensemble qui murmurait à l’oreille des chevaux

Par Suzanne Gervais 

Une série de rendez-vous inattendus retient l’attention quand on parcourt la saison de l’ensemble Variances de Thierry Pécou. Entre deux concerts, des ateliers de médiation par le cheval – appelée aussi équithérapie – en musique. Explications.

Thierry Pécou a constaté « une incapacité de mentir quand on est en compagnie de ces animaux et un besoin d’être sincère avec ses propres émotions ». (DR)

Thierry Pécou a constaté « une incapacité de mentir quand on est en compagnie de ces animaux et un besoin d’être sincère avec ses propres émotions ». (DR)

 

« Jouer dans un champ à côté d’un cheval, c’est sûr que ce n’est pas banal », admet Carjez Gerretsen, clarinettiste de l’ensemble Variances. Depuis 2019, le musicien et ses collègues participent aux ateliers de médiation par le cheval, pilotés par Sylvain Imbs, équithérapeute, en partenariat avec l’association rouennaise Actions et médiation interculturelle pour l’intégration, spécialisée dans l’accueil et l’insertion de réfugiés syriens et soudanais en situation de régularisation.

Se préparer et improviser

La scène se passe au cœur du Calvados, terre équestre, dans un haras. Musiciens, équithérapeute, chevaux et participants sont au milieu d’un champ. « Les musiciens, qui sont entre trois et cinq, jouent de petites pièces de notre répertoire », explique le compositeur Thierry Pécou, à l’origine du projet. 
Clarinette, flûte, saxophone, violoncelle, percussions : chacun se présente, les participants et les musiciens, avec leurs instruments, selon un petit cérémonial. « On prépare une base de programme, mais, sur le terrain, rien ne se passe jamais comme prévu : on s’adapte, on improvise, on joue des variations des différents morceaux », ajoute Carjez Gerretsen. S’ensuit une séance de travail dans le manège : participants au centre, musiciens sur le côté. « On amène des chevaux différents, à tour de rôle. Nous sommes très attentifs et intervenons quand le participant s’approche de l’animal ou quand il hésite… La musique vient souligner les émotions et les interactions avec le cheval. Mon explication paraît peut-être un peu abstraite, mais ce qu’on vit là-bas, nous, musiciens, est extraordinaire : le cheval sent absolument tout ce que nous ressentons, un vrai miroir. »

L’équithérapie en vogue

La médiation par le cheval remonte à la Grèce antique. « Plusieurs sources écrites nous montrent que le cheval intervenait dans les thérapies, avec la musique, notamment pendant les jeux », explique Sylvain Imbs. En France, l’équithérapie se structure dans les années 1950 : des kinésithérapeutes et des psychiatres constatent, dans leurs travaux, les bienfaits du contact animal dans les maladies psychiques et le traitement de traumatismes importants. « Aux États-Unis, le cheval est utilisé pour le traitement du stress post-traumatique, avec les anciens combattants d’Irak, souligne Sylvain Imbs. Ce type de soin est même remboursé par les caisses mutuelles d’assurance sociale. » À partir des années 1970, la Société française d’équithérapie forme les professionnels de santé à la médiation par le cheval. Mais pourquoi cet animal ? « La relation de l’homme au cheval est vieille de milliers d’années. Nous avons une histoire commune. Il évoque la beauté, la force et liberté. C’est un animal social : dans la nature il vit en troupeau. »

Spontanéité musicale

Ces ateliers interrogent les musiciens : « On revient aux fondamentaux de notre métier : qu’est-ce que je transmets aux gens qui m’écoutent ? estime Carjez Gerretsen. C’est une question qu’on ne se pose, hélas, presque plus, à force de jouer. Avec Sylvain et ses chevaux, on redécouvre le pouvoir presque magique de la musique. Les réactions des participants sont très intenses, parfois déstabilisantes : certains pleurent, d’autres se mettent à raconter, d’un coup, leur traversée de la mer dans une cale de bateau, à exprimer une angoisse d’enfermement… C’est quasiment de l’exorcisme. » Une expérience bien éloignée de celle de la salle de concert : « On oublie qu’on a cette capacité au bout des doigts. Dans nos sociétés, le musicien est dans une case : notre pratique est presque perçue comme superficielle, en tout cas divertissante, bornée au protocole conventionnel du concert. Ce type d’atelier redonne à la musique et au musicien une place plus intuitive, plus spontanée. »

Communication non verbale

Les ateliers avec l’ensemble Variances sont une première, pour Sylvain Imbs et pour le monde de l’équithérapie. « Le cheval est très sensible au rythme et aux vibrations, ce que nous avons expérimenté avec l’un des percussionnistes. Le cheval crée une dynamique de groupe, il instaure une communication non verbale, à l’instar de la musique instrumentale. » Comme les participants, Thierry Pécou a aussi constaté « une incapacité de mentir quand on est en compagnie de ces animaux et un besoin d’être sincère avec ses propres émotions ».

Le monde animal en musique

L’intérêt pour le monde animal est devenu fort, sinon central, dans le travail de Thierry Pécou et de son ensemble. En 2019, à l’Opéra de Rouen, ils ont créé Nahasdzáán ou le Monde scintillant, opéra sur un livret écrit par une poétesse navajo. Le compositeur avait d’ailleurs rencontré des Indiens navajos dans leur réserve, à l’intersection de l’Arizona et du Nouveau-Mexique. C’est là qu’il fit la connaissance de Sylvain Imbs. Une évidence : « Les rituels de guérison des Navajos sont systématiquement accompagnés de chant ; chez ces peuples animistes, le monde animal n’est jamais séparé du monde humain. »

www.lalettredumusicien.fr